Parfois, je me dis que j’aurais préféré ne pas savoir. Pourtant, il est difficile de revenir en arrière une fois que l’on a vu. En effet, ne pas avoir vu certaines choses, ou ne pas avoir compris trop tôt ce que d’autres refusent encore de voir, aurait sans doute été plus simple. Cependant, à force d’observer, d’analyser et de relier, on finit par porter un fardeau que peu peuvent comprendre : celui de la conscience.
Un regard forgé par le terrain
Dans mon travail, je vis au milieu des gens. Je les regarde, je les écoute, je les sens. Ainsi, c’est devenu une seconde nature.
Un tatouage, un ton, une référence, une attitude : pris·e·s séparément, tout cela n’a pas grande importance. Toutefois, l’ensemble, parfois, raconte une histoire que les autres ne voient pas encore. Ce n’est pas du jugement, c’est du discernement. Grâce à des années de terrain, d’erreurs, de rencontres et de nuits blanches passées à comprendre pourquoi certain·es basculent et pourquoi d’autres ferment les yeux, ce regard s’est aiguisé.
La mémoire plutôt que le pessimisme
Ce regard, je ne l’ai pas choisi. En effet, il s’est forgé dans la poussière des festivals, dans la violence banale de certaines soirées, dans les confidences trop lourdes et les scènes qu’on ne raconte pas. Alors oui, j’ai parfois l’air dur, méfiant, trop tranché. On me dit que je vois le mal partout. Mais ce n’est pas du pessimisme : c’est de la mémoire.
Quand la lucidité dérange
Il y a des choses qu’on ne désapprend pas. Quand on a vu ce que la négligence, la cruauté ou l’incompétence peuvent provoquer, on ne peut plus faire semblant. Par conséquent, on devient exigeant·e, vigilant·e, parfois intransigeant·e. Et dans un monde qui préfère l’apparence à la profondeur, cette lucidité dérange. On vous range vite dans la case des emmerdeur·ses, des paranoïaques, des extrémistes du bon sens.
La solitude du terrain militant
Même dans les milieux militants ou de prévention, la solitude existe. Bien qu’on les croie animés par la bienveillance, la réalité est plus complexe. Derrière les slogans, il y a des égos, des jeux de pouvoir et des logiques d’image. En outre, j’ai vu des personnes merveilleuses sur le terrain, mais aussi d’autres détruire des années d’efforts pour un poste ou une reconnaissance. Ainsi, quand on ne rentre pas dans le moule ou qu’on refuse le dogme, on devient vite la brebis galeuse.
Rester cohérent malgré tout
Alors je fais mon travail seul, avec mes convictions et mes limites. Je ne cherche pas à convaincre tout le monde, mais simplement à rester cohérent. Cependant, cette conscience a un prix : elle use.
Elle éloigne parfois, et rend la conversation difficile, les silences lourds. Dès lors, il faut apprendre à ne plus attendre que les autres comprennent, et à accepter que certain·es préfèrent l’ignorance, par confort ou par peur. Je ne leur en veux pas. Parfois, moi aussi, j’aimerais ne pas savoir.
Continuer malgré la fatigue
Mais on ne peut pas désapprendre à voir. Ainsi, on continue : calme, lucide, un peu seul·e. Parce que même si cette conscience isole, elle nous empêche de trahir ce que l’on sait vrai.
