
Bonne fête des pères et bon dimanche
Aujourd’hui, c’est la fête des pères. Depuis quelques semaines, je suis dans une période de loose, et cette opération commerciale termine de plomber mon humeur dominicale. Sans vouloir concurrencer Cendrillon ou tout autre conte larmoyant, j’ai juste envie de raconter ma vie, là, maintenant, parce que j’en ai besoin.
Mon père est mort l’année de mes 20 ans. Il a toujours été un roc pour moi. Le type qui se lève tous les matins à 7h, va bosser, et rentre le soir fatigué, rincé. Il était cadre commercial dans une société depuis plus de vingt ans, à vendre des cuisines, des salles de bain. Il était doué. C’était un type respecté. Il rentrait souvent avec des cadeaux de ses clients. Il fumait des Gauloises sans filtre – un souvenir du service national – deux paquets par jour depuis ses 20 ans. Il fumait partout, tout le temps. Un jour, il a même fumé dans les chiottes d’un avion. Plus tard, je lui piquerai des paquets pour rouler des pétards, d’ailleurs.
Bref, il a été objecteur de conscience et a passé son service militaire chez les pompiers de Paris, en plein mai 68. Il bouffait des sardines trempées dans son café le matin à 5h avant de partir en intervention. Quand t’es bleu chez les pompiers de Paris, tu nettoies : le carrelage, les camions, mais surtout les bouts de cerveau des gamins qui se suicident en sautant du 10ᵉ étage. Ça a fini par un ulcère, une dépression, un internement. Puis il a rencontré ma maman. Ils vécurent heureux et eurent deux enfants.
Je l’ai peu connu. On n’a jamais eu de vraie discussion, sauf la veille de son décès. Il est tombé malade du jour au lendemain. Je me rappelle qu’il est passé de superman à un quasi-vieillard, affaibli, fragile, en moins de 15 jours. Moi, je me défonçais comme un âne. J’étais spectateur inactif de cette période. J’en avais rien à foutre de rien. Ma vie se résumait à dormir, fumer 30 pétards d’herbe pure par jour, dormir. Les cours, j’y allais uniquement parce que ça me permettait de justifier d’avoir un appartement en colocation. Loin, à l’abri des regards, dans un immeuble universitaire, en pleine cité strasbourgeoise. Des dealers partout, la défonce à portée de bras. Du coup, j’ai rien vu. Ou j’ai pas voulu voir.
Il m’a appelé la veille. Il voulait me parler. Savoir comment j’allais, comment je me sentais. Des questions inédites. Mon père était réservé et ne parlait jamais de ce genre de chose. Il était aimant, à sa façon. Dans l’action, dans l’engagement, dans ses responsabilités, mais pas dans le dialogue. Il ne l’avait pas vécu lui-même, dans son jeune âge. Mon grand-père, un nazi, un psychopathe, régnait comme un despote sur toute la famille. Pas comme un père, mais comme un ancien militaire de l’Algérie coloniale. Un cinglé qui finira par pousser au suicide sa propre femme. Difficile donc d’avoir des repères dans tout ce chaos. Mais il a été un bon père pour moi. Je le sais. Mais je ne lui ai jamais dit.
Revenons à ce coup de fil. Je crois qu’il l’a senti. Il a dû entrevoir un avenir sombre. Et comme s’il voulait s’accrocher à une vie qui lui échappait, il a tenté de garder la tête hors de l’eau. Moi, à l’autre bout du fil, j’ai pas compris ces questions. J’ai pas pigé qu’il souhaitait simplement parler à son fils. Qu’il avait peur. Il était l’heure de mon film du soir, sacrilège, il me dérangeait. Mes réponses étaient courtes, désintéressées. Ouais, j’étais quelqu’un de tout à fait délectable à cette époque.
Le lendemain, il avait des examens à passer pour sceller un diagnostic. Ce qui ressemblait à un putain de crabe généralisé foudroyant. Le truc dégueulasse qui te tombe dessus sans prévenir. Il était seul dans une chambre, en chemise d’hôpital. Lui qui détestait les hôpitaux. Seul, stressé à l’idée de se dire qu’il allait probablement mourir. Paniqué de nous laisser. Je vous parle d’un homme élevé dans une époque révolue, où l’homme était le chef de famille. Celui qui nourrit, qui protège, qui guide, qui punit. En manque de ses sacrées cigarettes, déprimé qu’on ne le laisse même plus en approcher une. Un cathéter bourré de morphine dans le bras. Il est mort dans cette chambre d’hôpital. D’inquiétude.
Ma maman – je préfère dire maman, c’est plus affectueux que “mère” – m’a appelé. Elle devait nous donner des nouvelles, à ma sœur et moi. En début de soirée, elle m’a passé un coup de fil. Je décroche, toujours dans ma bulle de « je me cogne de tout, ma vie est pourrie, je suis un sale petit con de junkie ». Elle bafouille. Puis rapidement, elle me dit qu’il est parti. D’une voix sanglotante. Assis sur mon lit, je reste fixé sur mon carrelage noir et blanc. Cette odeur de vieux appartement sans identité. J’enpoigne fortement un coin de drap. Ça ne dure pas très longtemps. Elle a déjà une tonne de paperasse à gérer, à prévenir plein de monde. On se dit à demain. Car à ce moment précis, ma vie bascule. Tout s’arrête.
Je retourne dans le salon. Je continue de regarder le film en cours. Mon coloc ne capte rien. On continue à regarder un nanar. On fume clope sur clope. Dans un silence de mort. Ma sœur rentre. Elle squatte chez nous. Je dois lui annoncer. C’est un moment que je n’oublierai jamais. Probablement la chose la plus difficile à faire de toute ma vie. Je pense d’ailleurs que ma sœur m’en aura toujours voulu de lui avoir annoncé cela. Je l’ai fait comme j’ai pu. Avec les mots qui arrivaient à sortir. Quelque chose s’est éteint dans cette pièce, ce soir-là.
Il s’est passé un an avant que tout cela me pète à la gueule. Un boomerang de la taille de Manhattan m’a violemment frappé derrière la tête. Et je me suis écroulé. Burn-out mental et physique. Mon médecin m’a dit que j’allais mourir à mon tour si je n’arrêtais pas de me défoncer et si je ne prenais pas ma santé mentale en main.
C’était il y a 25 ans.
Depuis, ma maman aussi est partie. Après avoir lutté comme une lionne contre une saloperie auto-immune. Je ne parle plus à aucune personne de la famille. Entre règlements de compte, égos surdimensionnés, histoires de fric et relations glauques, j’ai coupé les ponts. Ma sœur est passée du côté obscur. Elle est devenue une sorte de gourou sectaire pour les âmes perdues, convaincue que la Terre est plate et qu’une société secrète dirige le monde avec des reptiles et du sang de bébé sacrifié. La classe, quoi.
Ce n’est pas une situation qui me convient. C’est même le point central de mon profond mal-être chronique. C’est extrêmement dur d’être à mon tour père. Je suis constamment en train de me comparer, m’auto-critiquer, m’analyser pour savoir si ce que je fais est bien pour moi ou pour mes enfants. C’est également très difficile d’être un mari. Car je n’ai pas envie de tomber dans les concepts de la vieille école. Ma femme et moi sommes sur le même niveau d’autorité. Il me tient à cœur d’être le plus respectueux de ses décisions, de l’encourager au mieux – souvent maladroitement.
J’aurais aimé présenter mes parents. Et comme c’est le sujet de ce texte : mon papa. À ma femme, à mes enfants. Il aurait pu leur partager sa passion pour le Maroc, où il est né. Il aurait pu expliquer à mon fils comment il lui arrivait de s’échapper de nos excursions en forêt pour aller chercher un caillou dans une grotte. Il était passionné de roches, de minéraux, de cristaux. Il avait un trésor. Je l’ai dans mon bureau. Il aurait peut-être partagé ses coins de pêche préférés, là où, pendant dix ans, il a tenté d’attraper le même brochet, qu’il finira par avoir – au grand dam de ma maman, qui ne saura pas quoi en faire tant la bête était imposante. Il aurait aussi été un précieux conseiller pour rénover notre maison. Il avait construit, de ses propres mains, celle dans laquelle je suis né. Il aurait fait la gueule sur les photos, il détestait ça. Alors il faisait des grimaces. Bref, il me manque.
Maintenant, je sais bien que tout ce que je viens de raconter est d’une banalité absolue. Mais voilà. J’avais envie de partager. Et peut-être que ça parlera à quelqu’un. Même si je sais bien que peu d’entre vous me lisent. Et c’est pas grave. J’écris pour moi. Je l’ai toujours fait. Et il n’y a aucune morale à en tirer. C’est comme ça que je vide les sacs de sable. Ceux qui me ralentissent.
Bon dimanche.



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